BROUILLON ET PALIMPSESTE
Par: (pas credité)
Pour la première fois, ceux qui le souhaitent vont pouvoir voir
successivement une représentation de "Léonore" et le lendemain,
une autre de "Fidélio", deux opéras de Beethoven. Pourquoi en
faire un évènement ? Parce qu'il s'agit en fait de deux états de
la même oeuvre qu'on pourra donc comparer. Unique opéra de
Beethoven, cette pièce sous-titrée "L'amour conjugal" a été
inlassablement modifiée et retouchée entre 1805 et 1814, tout en
restant réellement la même. La peuve en est que le changement de
titre ne change pas le personnage-titre. Il s'agit de la même
femme Léonore, qui se travestit en homme - Fidélio, le bien nommé,
pour secourir son mari Florestan, injustement emprisonné.
Peut-être peut-on donc parler d'étapes, de "versions" du
manuscrit. Mais "Léonore" est un opéra construit, et terminé, bien
que son auteur l'ait remanié. On évitera donc les termes
d’"ébauche" ou d’"esquisse", empruntés à la peinture, et qui
désignent des travaux préliminaires, support du travail final, et
qui n'ont qu'un caractère d'inachèvement. "Ebaucher", à l'origine
est un terme de menuisier et veut dire ébrancher un arbre,
dégrossir une poutre avant de pouvoir l'utiliser. Quant à
"esquisse", qui renvoie au premier état d'un dessin, son sens
étymologique est "tache faite par un liquide" - il s'agit vraiment
du premier geste de la création. Mais ces deux mots n'ont pas de
caractère péjoratif, alors que "brouillon" garde de ses origines ;
(brouiller) un aspect sale ou confus, embrouillé.
Deux autres termes, plus rares, évoquent des changements effectués
sur un même matériau de départ : "repentir" d'abord. Au-delà de
son sens religieux, le mot désigne les changements qu'un artiste
peut opérer sur une oeuvre, une fois que celle-ci est terminée.
Parfois, on utilise de façon technique, le terme italien
"pertimento", notamment en peinture, lorsqu'un peintre a recouvert
un fragment de toile déjà peint par autre chose. Et on ne parle de
"pentimento" que si l'on devine, grâce au travail du temps, le
premier état sous le deuxième.
Ce phénomène à plusieurs couches nous amène à notre dernier mot,
savant lui aussi : "palimpseste". Etymologiquement, il s'agit d'un
manuscrit dont on a gratté la première écriture pour pouvoir le
réutiliser. Mais l'écriture est têtue, et comme les ruines d'une
ville dont on voit se profiler l'ancien plan sous la campagne
moderne, sur les photos aériennes, on reconnaît sur le
palimpseste, un premier texte. Le mot a connu son succès grâce à
Hugo et Baudelaire, qui l'ont employé à propos de la mémoire et,
en particulier, de la mémoire affective.
A leur manière, les représentations de "Léonore/Fidélio" nous
offrent un palimpseste.