ABROGATION
Par: Yvan Amar
Abrogera ? Abrogera pas ? La question revient souvent à propos d’un article de loi. Il s’agit de l’article 4 de la loi du 23 février 2005. On en a déjà largement parlé, ici comme ailleurs : il s’agit de ce texte qui évoque un rôle positif de la colonisation qui ne devrait pas être passé sous silence dans l’enseignement de l’histoire. L’intéressant, pour nous, c’est de savoir si cet article va demeurer dans la loi ou s’il va être supprimé… ou remplacé… ou amendé… ou modifié… On voit que les possibilités ne manquent pas, ni les mots… Mais, enfin, on parle de la possibilité de son abrogation : va-t-on l’abroger ? Pas besoin de grand discours pour comprendre le sens du mot « abroger » : il signifie, en effet, retirer… Mais, c’est un mot particulier, dont le sens est assez restreint. En effet, on parle d’abroger une loi ou un article de loi qui sont en vigueur. Si l’on était encore dans l’étape précédente du processus, si la loi n’était encore qu’un projet, on parlerait de retirer le projet… C’est bien plus facile : on arrête un processus en cours. Alors que là, il faut effacer quelque chose qui est déjà officiel.Il est vrai que le mot a toujours eu un sens officiel. Déjà en latin, où il a deux sens : il peut d’abord s’appliquer à une personne à qui on retire sa charge. Il s’agit d’un geste symbolique fort : il y a quelque chose de rituel dans le fait d’investir quelqu’un d’une charge officielle : un magistrat, par exemple, à qui on confère le pouvoir de condamner, de dire si un accusé est coupable ou innocent... Lui retirer ce pouvoir, c’est le désacraliser d’une certaine façon, le défaire de cette charge qui l’élevait, le ravaler au rang de citoyen comme les autres. Et ça équivaut d’une certaine façon à une dégradation… mot très fort en français, qui s’est par exemple appliqué à Dreyfus. Une fois qu’il avait été condamné, à tort, rappelons-le, pour haute trahison, il avait été publiquement dégradé… Il n’avait pas été abrogé. En français, le mot ne s’utilise que pour les lois. Pas les lois qu’on dégrade… n’exagérons pas… mais les lois qu’on supprime, sur lesquelles on revient.
Alors, différents mots correspondent à différentes situations. Une loi s’abroge ; elle ne s’abolit pas. Mais la conséquence d’une loi, la pratique qui en résulte peut s’abolir : la peine de mort, par exemple, a été en France abolie, et non abrogée. L’esclavage a été aboli et non abrogé…
Et ce verbe abolir apparaît plus fort encore que le verbe abroger : abolir, c’est détruire, et non seulement supprimer. Et là encore, le sens du mot en latin nous éclaire sur les résonances qu’il peut avoir en français d’aujourd’hui : il s’agit de supprimer jusqu’au souvenir d’une chose, le rayer de la mémoire presque. Et il s’emploie en latin à propos de quelque chose de honteux dont on tâche d’effacer la trace. Comme si on voulait retrouver une certaine virginité… Ce qui est en relative contradiction avec les emplois qu’on fait aujourd’hui du mot, puisque la plupart du temps, on veut abolir, mais garder la mémoire de l’infamie, en faire de l’histoire. Ce qui nous renvoie indirectement au contenu de l’article de loi qu’on va abroger … ou pas.